EHPADS : LE MOIS LE PLUS LONG
Pendant six semaines, les personnes âgées hébergées en Ehpad n’ont pas eu le droit de voir leurs proches. Une décision prise pour les protéger mais qui a pu s’avérer contre-productive. Elle pose à nouveau la question de la considération accordée au grand âge dans nos sociétés.
« J’ai l’impression que ma mère est piégée dans une espèce de bunker. Rien ne sort, rien ne rentre, on ne sait pas ce qui se passe. J’ai un peu renoncé à l’idée d’arriver à la sauver, mais je voudrais au moins qu’elle sache qu’on est là et qu’on pense à elle, qu’elle ne meure pas abandonnée, toute seule. » Diffusé le 22 avril sur les ondes de France Info, ce témoignage poignant reflète un sentiment largement partagé : le nombre élevé de décès dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) est d’autant plus mal accepté que les familles n’ont pas pu rester auprès de leur proche les jours précédant sa mort (1).
DES MESURES TROP RADICALES
L’interdiction des visites dans ces structures d’accueil a, en effet, été décrétée dès le 11 mars. Une décision très douloureuse pour de nombreux Français, comme le prouvent les réponses à notre appel à témoignages, dont les deux courriels suivants illustrent la teneur générale. « Je trouve très difficile le confinement de mon papa de 95 ans en Ehpad. Il pleure souvent au téléphone. Les interdits de visite me semblent inhumains. Une visite par semaine, avec toutes les mesures “barrière”, pourrait être envisagée. » « Ma mère a 97 ans. Comprend-elle vraiment ce qui se passe ? Ne pense-t-elle pas, au fond d’elle-même, que nous l’abandonnons tous ? » Les verbatims recueillis, à la mi-mars, auprès de familles et de professionnels par l’Observatoire Covid-19, éthique et société sont semblables : « Peut-on interdire les visites de la famille, alors que chacune risque d’être la dernière ? » « Que faire quand des aidants venaient chaque soir faire dîner un proche dépendant, tandis que le personnel est en nombre insuffisant ? » « Nos malades ne vont pas mourir du Covid-19, mais d’isolement, de déshydratation, de malnutrition. »
Saisi par le ministère de la Santé sur le durcissement de ces dispositions dans les Ehpad et les Unités de soins longue durée (interdiction des visites puis confinement en chambre le 28 mars), le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) alerte sur les risques liés à ces mesures trop radicales, tant sur le plan moral que sanitaire : « Le respect de la dignité humaine, qui inclut le droit au maintien du lien social pour les personnes dépendantes, est un repère qui doit guider toute décision […]. Un renforcement des mesures de confinement [pour ces résidents] ne saurait être décidé de manière générale et non contextualisée […]. Le lien qui les rattache au monde extérieur est leur raison essentielle de vivre, les en priver de façon trop brutale pourrait provoquer une sérieuse altération de leur état de santé. » En conclusion, le CCNE appelle à l’adaptation de ces modalités aux spécificités de chaque établissement.
Mais ce n’est que trois semaines après la parution de cet avis, soit presque six semaines après l’annonce de la fermeture des Ehpad, que le gouvernement se décide à lever la mesure d’interdiction générale des visites. Pendant ce mois et demi, que s’est-il passé dans les établissements ? Les personnels ont souvent montré un dévouement exemplaire, comme en attestent plusieurs réponses à notre appel à témoignages. Les équipes ont fait ce qu’elles ont pu pour maintenir un peu d’animation. Des moyens ont aussi été mis en place pour pallier l’absence physique, notamment des appels vidéo. Mais ces derniers étaient souvent rares (1 à 2 fois 15 minutes par semaine). De plus, les personnes âgées ne sont pas toujours à l’aise avec ces modes de communication, la surdité et les troubles cognitifs n’arrangeant rien. Bref, rien ne remplace la présence d’un proche que l’on aime. Si bien qu’au fil du temps, de plus en plus de directions d’Ehpad ont alerté sur les syndromes de glissement apparus chez certains résidents. En clair, la solitude pesait tant sur eux qu’ils se laissaient mourir.
Des appels vidéo ont été mis en place pour pallier l’absence physique des proches. Mais rien ne remplace la présence des êtres que l’on aime.
UNE CRISE PRÉEXISTANTE
Pire, dans d’autres institutions moins exemplaires, la fermeture des portes a été le point de départ d’une période de black-out, un bon prétexte pour dissimuler la négligence dans l’application des dispositions sanitaires et l’attention portée aux résidents. Les plaintes déposées ici ou là par des familles en deuil pointent toutes cette opacité des directions. Dans plusieurs cas, des employés en ont témoigné : à l’intérieur de ces structures, l’interdiction des visites n’a pas permis d’éviter les décès dus au Covid-19, elle les a sans doute même favorisés.
Comme l’a fait remarquer le CCNE, cette situation dramatique dans les Ehpad a été révélatrice d’un manque de moyens préexistants. Non seulement le matériel a fait défaut (il a fallu un courrier, le 20 mars, des instances représentant les gériatres pour que le ministère de la Santé fournisse des masques) mais aussi les personnels. S’ils avaient été en nombre suffisant, ils auraient pu organiser et encadrer des visites sécurisées, en particulier dans les régions peu touchées et les établissements dont la configuration s’y prête. « Dans certains cas, cela aurait été tout à fait possible, estime Philippe Duboé, ancien directeur d’un groupe associatif d’Ehpad. Hélas, on est habitués à recevoir des injonctions des Agences régionales de santé (ARS) ou de l’État, qui ne font pas confiance aux initiatives locales. D’ailleurs, les professionnels sont épuisés, à cause de la charge de travail, et également parce que l’on ne les écoute pas. »
Le secteur traverse une crise profonde depuis plusieurs années : moyens financiers et humains insuffisants, pas d’attractivité pour les personnels… Les rapports se succèdent pour le constater, les responsables politiques, pour promettre le grand soir du grand âge, et rien ne se passe. D’où l’amertume des familles et des professionnels, comme Romain Gizolme, à la tête de l’Association des directeurs au service des personnes âgées : « Emmanuel Macron a promis des “décisions de rupture”. Prendre les mesures que l’État n’a pas prises depuis vingt ans dans ce secteur fait partie de celles à garder en tête pour le jour d’après… »
CERTAINS DÉCÈS AURAIENT-ILS PU ÊTRE ÉVITÉS ?
« Notre inquiétude demeure réelle quant aux risques persistants de décès évitables. » Telle est l’alerte qu’a lancée le Conseil national professionnel (CNP) de gériatrie, fin mars, au ministre de la Santé. Au sujet des résidents d’Ehpad touchés par le Covid-19, les médecins soulignent la nécessité de distinguer trois cas. Les personnes dont le pronostic vital n’est a priori pas en jeu et, à l’inverse, celles pour lesquelles l’issue fatale est certaine peuvent être soignées ou accompagnées en Ehpad. Mais il existe une situation intermédiaire : « Un résident suspect d’infection Covid-19 mettant en jeu son pronostic vital, mais pour lequel l’hospitalisation avec une prise en charge raisonnable représente un bénéfice réel. Ceux qui sont victimes de formes graves de Covid-19 ne peuvent en effet être pris en soins en Ehpad sans leur faire courir un vrai risque vital », par manque de soignants et de matériel adapté. « On a le sentiment que certains Ehpad ne recourent pas à l’hospitalisation quand ils le devraient, confie le Pr Claude Jeandel, président du CNP. Ils n’analysent pas correctement les situations, faute de personnel compétent. Un tiers n’a pas de médecin coordonnateur, et là où il y en a, son temps de présence est très limité. Dans trop d’Ehpad, on n’a pas les bons réflexes sanitaires. »